- Oh, non! Regarde le temps qu’il fait : il pleut des cordes ! On n’y va pas, d’accord ? de toute façon y aura personne et moi, ça me
déprime, les manifs où y a personne.
- S’il n’y a personne, raison de plus pour y aller, et puis c’est
juste un petit crachin d’automne, ça ne va pas te faire fondre.
- Comment ça, raison de plus pour y aller ? Tu veux aller à
une stupide manif où y a personne et qui sert à rien ?
- Bien sûr qu’elle ne sert à rien, comme la dernière, où nous étions
50, et l’avant dernière, où nous étions à peine 65. Et alors ? T’imagines la déprime de ceux qui pensent comme toi, qui seront venus quand même, et qui verront qu’ils sont 26
?
- Si je comprends bien, nous allons à cette manif uniquement pour que les gens ne soient pas déprimés ? Et si nous sommes
27, ils ne seront pas déprimés ?
- Ah, toi et ta casuistique à la con. On y va pour les autres, voilà, parce qu’on les aime
bien, c’est un geste d’amitié et c’est important.
- Voui, voui, c’est important, ces rendez-vous entre amis sur la place où on se réchauffe le cœur en se faisant des petits bisous sous des
hallebardes… En continuant ça, on ne fait que se discréditer, d’abord. Je vois d’ici le compte-rendu dans la presse ; «très faible mobilisation, les manifestants n’étaient pas au rendez-vous
».
- Sur ce point, je suis d’accord, il faut trouver autre chose… Mais j’estime qu’on a séché assez de manifs comme ça et je
sais que tu vas culpabiliser si on n’y va pas, alors on y va et point final.
- Ouais, ça fait des années qu’on dit qu’il faut
trouver autre chose et tu sais quoi ? On ne trouve rien… Y en a qui disent qu’il faut poser des bombes…
- Très drôle… Bon, alors, elle est où, cette manif ? wouah, y a au moins 18 personnes, ma parole… Et là, regarde qui je vois… Monique
!
- Tiens, Monique ! Bonjour, ça va ?
- Incroyable, elle n’a pas du tout
changé!
- Dis, quand même, je te rappelle que tu l’as vue l’an dernier !
- Ah ouais ? J’avais l’impression d’avoir séché les manifs depuis des années, mais finalement c’est faux.
- Ouais, ça va mieux.
- Ah ? Euh…
- Oh, zut, elle a eu des problèmes de santé et je ne suis même pas au courant…
- Toi et ta culpabilité… Comment veux-tu être au courant si personne ne te l’a dit ?
- Eh bien, en allant aux manifs, par exemple…
- Ah, d’accord,
maintenant tu veux aller à toutes les manifs et réunions ?
- Ouais, j’ai eu des problèmes articulaires très sérieux pendant quelques mois, je
ne pouvais plus bouger, mais ça va mieux. Et toi ?
- Oh, moi, ça va… pour l’instant. Je sens que ça ira moins bien dans cinq minutes, quand j’aurai
compté les manifestants…
- Ouais, c’est pas la joie, hein, avec ce temps, en plus…
- Tu sais quoi,
faudrait trouver autre chose…
- Ah oui, ça, je suis d’accord !
- Mais quoi ? C’est ça la
question…
- Tu sais, je suis allée en Italie, récemment, et tous les habitants de la ville avaient mis un petit chiffon à leur fenêtre pour dire
qu’ils n’étaient pas d’accord.
- Tiens, oui, ce serait une idée, on resterait au chaud, au moins ! Hé, mais c’est José ? Salut ! Comment va, depuis
la dernière fois ?
- Oh, couci couça. C’est mes lombaires…
- Ouh là ! T’es drôlement courageux de
te ballader par cette humidité, alors !
- Ah, ben écoute, on ne peut tout de même pas laisser passer ça, hein ?
- Ouais, mais on est de moins en moins nombreux, tu ne trouves pas ?
- Tu m’étonnes… Faudrait trouver autre chose, c’est
sûr…
- Et le coup des petits drapeaux aux fenêtres, tu en penses quoi ?
- Ah ? Tu as parlé avec
Monique, on dirait… Ben, faut voir… Faudrait essayer…
- Bon, attends, je déplie ma banderole, si tu pouvais pousser un peu ton parapluie… Ah,
Francis ! Bizzz ! Tu vas bien ?
- Super bien !
- Non ? C’est vrai ?
- Ben oui, qu’est-ce que t’as ?
- Ben dis donc, t’es rare, toi !
- Mais
c’est ma femme qui ne va pas du tout, du tout. Des problèmes intestinaux en veux-tu en voilà… Elle ne mange presque plus…
- Ah, dis donc
!
- Comme tu dis… Enfin, elle est sous traitement… J’espère que ça va aller mieux…
- Moi aussi.
T’as vu, on n’est pas très nombreux…
- Oh, 29 manifestants, avec ce temps de chien, c’est déjà pas mal…
- Ah, tu vois les choses comme ça, toi ? C’est vrai que t’es toujours optimiste !
- Il faut, non ? Rappelle toi les manifs contre le CPE.
Au début, on n’était pas plus…
- Mais c’est vrai, tiens…
- Ah, j’aperçois Marie-Léonie…
- ‘jour !
- …
- Oh, purée,
Marie-Léonie qui te fait la tronche… ça doit être à cause de toutes les manifs et réunions que tu as séchées… ou pour une autre raison que je ne connaîtrai jamais.
- Bon, écoute, on s’en fout un peu, non ?Ah, ça va être la prise de parole, c’est Philippe qui s’approche du
micro…
- « Camarades, je parle ici au nom de la CGT, de la CFDT, de
la FSU, du SNES, de l’UNSA, de l’association des travailleurs, de « femmes solidaires », d’Attac, de la ligue des droits de l’homme, de la fédération des parents d’élèves, de…
»
- Eh ! Salut, toi !
- Bonjour, bonjour, tu vas bien ?
- Comme ça ; on ne rajeunit pas, hein ?
- Excuse moi, faut que j’écoute…
-
Oh, pardon !
- Non, c’est pas
grave, c’est pour vérifier si Philippe n’oublie aucune organisation signataire, sinon, après, ça fait des histoires à n’en plus finir…
- «… de l’association des jeunes solidaires, des travailleurs du bassin, des infirmières de l’hôpital, des…»
- Dis donc, comment t’expliques qu’on ne
soit que 29, avec une telle liste ?
- C’est le problème : ils se
font tous représenter…
- Mais il vient de dévider une quarantaine
de noms d’organisations… Même s’ils se font tous représenter par un seul individu, ça ferait au moins 40 personnes et nous sommes 29 !
- Réfléchis et pense à Marco…
- Quoi, Marco ?
- Marco appartient à Attac, à la ligue des droits de l’homme, à la CGT et à la fédération des parents d’élèves, et les représente toutes les
quatre.
- Ah d’accord ! Je vois…
- « …et, enfin, de la ligue des enfants de Lorraine. Camarades, nous sommes ici réunis pour protester contre… »
- Et Diego, tu l’as vu
?
- Non, il n’est pas là, il est parti en
voyage.
- En voyage ? Où ça ?
- Au Maroc.
-
Ah, le veinard, il est au soleil !
- Non, il pleut des cordes, là-bas aussi.
- Ben ça me console un peu, tiens…
- Bon, dis, on rentre ?
- Oh, attends, faut signer
la pétition, qu’il a dit…
- Pfff , ok, mais vite alors.
- Quelqu’un a des kleenexs ? La table est trempée ! Tiens, on pourrait peut-être prendre ta banderole pour essuyer
?
- Tu rigoles ? Elle est bonne à tordre, ma banderole. Tiens voilà
des mouchoirs en papier…
- Bon, quelqu’un a un stylo
?
- Oui, tiens, c’est moi qui fournis tout, aujourd’hui. Et je
signe en premier, d’abord !
- Ah, ah, tu seras le premier repéré
par les RG !
- Ouais, déjà que je suis sous écoute, y paraît
!
- Dis, t’arrête de te mettre en avant, comme ça ?
- Oh, fous moi la paix, toi, je parle avec mes potes !
- Comment tu me causes ? Allez viens, on rentre…
- Bon, bon, ça va...
- Eh, Marco ?
- Oui, mon ami ?
- Tu restes jusqu’à la fin
?
- Oui, pourquoi ?
- Tu peux récupérer mon stylo ? Je l’aime bien, celui-là, alors si t’y penses, garde le moi jusqu’à la prochaine
fois !