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FRAISE ET CERISE

Blog de brèves nouvelles plutôt humoristiques fraîchement écrites par deux auteurs : Fraise et Cerise.

Lady Blady

Publié le 26 Juillet 2006 par cerise in nouvelles

 

-    ça m’embête bien, dit l’auteur.

Il s’adressait à une espèce de personnage sans épaisseur, qu’il avait baptisé « Face de carême » au premier coup d’œil.

-         Pourquoi ? demanda Face de carême.

-         Parce que je suis l’auteur, répondit l’auteur, sinistre.

Face de Carême eut un geste de dégoût de la main gauche, la droite étant occupée par un formidable sandwich qu’il engloutissait peu à peu au cours de cette pénible conversation.

-         Complètement démodé, fit-il en postillonnant quelques miettes de saucisson. Fin du siècle dernier, et encore. Au XIXème, on avait dû y penser déjà.

-         On ne vous dit pas que vous êtes démodé quand vous glissez sur une peau de banane, dit l’auteur.

-         Je suis d’accord avec vous sur ce point, dit l’auteur, moi-même, j’en ai la nausée.

-         Taisez-vous, dit l’auteur.

Il dit tout cela. Il s’améliorait de seconde en seconde. On pouvait espérer une bonne chute.

 

 

 

      Sur le macadam, entre leurs quatre pieds, gisait le corps défénestré de Lady Blady, jeune héroïne d’une grande beauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le vieux maître parcourut d’un œil morose le feuillet dactylographié.

-         Vous avez tous les défauts de la jeunesse ! Je vous envie ! Travaillez beaucoup et lisez mes romans.

-         J’ai cinquante ans, dit l’auteur.

-         Alors vous êtes jeune de caractère, répondit le vieux maître. C’est un don du ciel. Comment allez-vous terminer cette histoire ?

-         Elle vous a intéressé ?

Il y avait un soupçon d’espoir dans la voix du gratte-papier. Le vieux maître eut soudain envie de tout laisser tomber et d’aller se coucher.

-         Eh bien, je me demande comment vous allez terminer, ne se mouilla-t-il pas.

-         Je n’en sais rien, dit l’auteur, on verra.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelqu’un d’un peu sensé s’approcha. Quelqu’un qui voyait l’immeuble blanc, encore endormi, la fenêtre ouverte au sixième étage ; quelqu’un qui savait l’heure ; quelqu’un qui s’émut en apercevant le corps désarticulé.

-         Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il aux deux hommes.

-         Elle est tombée du sixième étage, soupira l’auteur. Elle semble morte.

-         Il faut prévenir la police !

-         La police, c’est moi, répondit Face de Carême. Circulez. Pas de badauds ici.

L’auteur se prit la tête à deux mains et se mit à gémir doucement.

-         Allez, je vous embarque, vous vous expliquerez au poste.

Le sergent-chef mit la main sur l’épaule de Greenwich-village, accablé :

-         J’aurais préféré un privé ; je ne connais rien à la hiérarchie policière.

-         On ne fait pas toujours ce qu’on veut, philosopha Face de Carême. C’est la vie.

 

 

 

Ils s’en furent, laissant là Lady Blady, tandis que les premiers volets claquaient contre la façade un peu décrépite du 419, rue du Programme Commun de Gouvernement.

 

 

 

Greenwich-village savait tout de même qu’on allait lui braquer dans les yeux une forte lampe de bureau, que le commissaire, ou l’inspecteur, ou le planton, fumerait la pipe, ou le cigare, ou un vieux mégot ramolli, que tout le monde serait en chemise dans la chaleur moite du commissariat, et qu’on boirait sous son nez des canettes de bière tout en lui posant des tas de questions.

      Il dit tout. Son enfance heureuse dans une famille tourangèle, la perte de sa première dent et l’angoisse qu’il en avait éprouvée, son amour secret pour l’institutrice aux joues roses qui lisait à voix haute ses descriptions de coucher de soleil sur un champ de colza, ses études de droit à Paris, sa rencontre avec une étudiante rousse dans le campus, et avec un jeune éditeur « in » aux Trois Magots, son mariage en dentelles et la publication de son premier roman, intitulé La Blonde aux yeux bleus, la longue série d’œuvres qui s’ensuivit : La Brune au teint mat, La Petite mignonne, La Grande ficelle, La Fausse maigre, La Grosse truie, La Chauve énigmatique, La Velue romantique, La Tatouée, La Tendre pucelle, La Malheureuse orpheline, La Duchesse déchue, La Baronne incrédule, La Laitière assidue, La Secrétaire évaporée et, enfin, le couronnement de sa carrière, le dernier prix « Femina », La P.D.G. insoumise.

 

 

 

L’adjudant spécial détaché pour la circonstance écouta patiemment ce curriculum vitae, tout en suivant le va-et-vient de plus en plus désordonné d’une mouche entre la vitre embuée, où elle se cognait la trompe, et l’ampoule de cent watts, où elle se brûlait les ailes.

-         Venons en aux faits qui nous intéressent, dit-il enfin, si je puis m’exprimer ainsi. Quel rapport y a-t-il entre cette femme et vous ? Qui est-elle ? Comment est-elle morte ? Quelqu’un l’a-t-il poussée ?

-         Cette femme, dit Greenwich-village, qui avait l’esprit méthodique, s’appelle Lady Blady. Elle est l’héroïne d’une nouvelle que j’allais commencer et qui devait s’intituler L’Américaine agitée. Je voulais y raconter l’histoire d’une femme extraordinairement belle, follement amoureuse d’un jeune homme ténébreux, le « comte noir », véritable réincarnation de Dom Juan, qui la négligerait pour une danseuse étoile au teint de pêche. Désespérée, Lady Blady se laisserait consoler par un fox trotteur aux yeux de velours, suscitant ainsi la jalousie et de la danseuse étoile, qui en pincerait pour le fox trotteur, et du comte noir, qui lui reviendrait. L’histoire devait se terminer par un double mariage avec grandes orgues, grandes sonneries de cloches et larme à l’œil du beau-père, d’ordinaire intraitable.

Il y eut un petit silence. La mouche agonisait sur le plancher.

-         Où habitait cette femme ? demanda sèchement l’adjudant spécial. De quoi vivait-elle ?

L’auteur devint écarlate.

-         Je ne me suis jamais posé la question, bredouilla-t-il.

L’officier écrasa la mouche.

-         Comment l’avez-vous connue ?

L’auteur leva un regard d’une grande innocence.

-         Je la connais, parce que je l’ai faite.

-         C’est votre fille ?

Greenwich eut un petit rire précieux.

-    En quelque sorte.

 

 

 

Face de Carême, qui s’était jusque là tenu à l’écart, approcha sa bouche de l’oreille de l’adjudant.

-         Il est en train de vous expliquer que cette femme est son œuvre. C’est lui qui l’a inventée. Elle est le personnage de son dernier roman. Croyez moi, je suis au fait des courants littéraires récents, quoique celui-ci sente un peu la naphtaline.

-         Vous êtes bien lettré, pour un policier, fit remarquer Greenwich.

-         J’ai une maîtrise ès lettres classiques, rétorqua Face de Carême. J’aimais beaucoup les romans policiers, ajouta-t-il, comme pour s’excuser.

-         Alors pourquoi n’êtes-vous pas commissaire ? s’enquit Greenwich-village.

      Une sonnerie hystérique leur vrilla les tympans.

-         Il est midi, fit l’adjudant-spécial. Tout le monde dehors.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai un peu continué, dit l’auteur. Vous sembliez vous intéresser…

Le vieux maître abandonna à regret sa côtelette. Il y eut un silence relatif, ponctué par des froissements de papier. Enfin, il rendit à l’auteur son tapuscrit et se remit à manger. Il avait laissé une grosse tache de graisse sur le premier feuillet, en bas, à gauche.

-         Ou bien mon imagination baisse…

Il enfourna un gros morceau et mastiqua quelques secondes…

-         … ou bien il n’y a pas d’issue. Vous êtes dans le pétrin.

-         Cela arrivait aussi à Eugène Sue, risqua l’auteur.

Mais il vit bien que le vieux maître n’était pas convaincu : il le regardait d’un œil vide et mâchait avec un petit bruit de langue.

L’auteur tourna les talons.

-         Procurez-vous tout de même un exemplaire du code civil, lança le vieux maître dans son dos.

L’auteur claqua un tout petit peu la porte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

-         Comment voulez-vous que je sache, dit l’auteur. Je débarque complètement dans cette histoire.

-         Alors pourquoi dites-vous que vous êtes l’auteur ?

-         Parce que je suis l’auteur.

-         Comment vous appelez-vous ?

-         Greenwich–village.

-         C’est pas un nom, ça.

-         C’est mon pseudonyme.

-         Par le très Saint Graal !

-         Plaît-il ?

-         Rien, je soliloque.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La rousse », comme il l’appelait dans ses moments de tendresse, couvait son mari d’un regard équivoque.

-         Ils n’ont même pas fait de marques à la craie autour du cadavre, maugréait-il, penché à sa fenêtre. Je croyais pourtant que ça se faisait, dans ces cas-là… Ils ont laissé le corps sur la chaussée. Les voitures font un écart, voilà tout. Il y a des enfants qui jouent aux billes à quelques mètres, des passants qui passent, tout le monde s’en fout. C’est insensé.

-         C’est toi qui l’a poussée ?

Il resta penché à la fenêtre, la tête juste un peu plus rentrée dans les épaules, immobile, on ne voyait pas son visage.

-         Je suis un auteur à l’eau de rose, reprit-il enfin. Il n’y a jamais de sang dans mes romans. Rien que de l’amour, des grands sentiments, et tout ça platonicien comme il n’est pas permis, juste un peu d’érotisme, de temps à autre, une cuisse veloutée, un chignon défait. C’est ce qui plaît à mes lectrices.

Il se redressa, se retourna, vit que « La rousse » était mécontente.

-         Ce qui plaisait, plutôt, dit-elle. Ces dames évoluent. On ne les satisfait plus avec des cartes postales.

Greenwich-village la fixa pesamment :

-         Tu sais très bien que ce n’est pas vrai.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vieux maître éclata de rire.

-         Vous avez vraiment le chic ! Plus ça va, plus vous vous enferrez ! Un conseil, jetez ça au panier et recommencez sur des bases saines. Et puis documentez vous un peu, nom d’un chien policier!

-         Il y a de fortes présomptions contre la rousse… avança l’auteur. Je pense en avoir bientôt terminé.

-         Idiot ! Pourquoi aurait-elle fait ça ?

-         Par féminisme, je suppose… Ou pour obliger son mari à se renouveler.

-         Inepte ! Et qui est cette Lady Blady ?

Greenwich-village soupira et ramassa les feuilles éparses sur le bureau.

-         Laissez tomber, murmura-t-il avant de s’en aller.

      Le vieux maître le suivit d’un regard apitoyé tandis qu’il se retirait gauchement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Lady Blady était toujours sur la chaussée. Elle commençait à sentir mauvais. Il la hissa sur ses épaules, la plia non sans mal dans le coffre de sa Volvo. Après une demi-heure de route, il prit un chemin forestier, roula le plus loin possible, chercha un terrain meuble, commença à creuser.

      Avant de reboucher la fosse, il sortit de sa poche trois feuillets manuscrits, qui planèrent doucement, puis se posèrent sur la poitrine rebondie de feue Lady Blady.

 

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M
J'espére que vous avez fait un super enterrement à la mouche ?Qu'elle actrice tout dans la trompe et les ailes!!!Et le vieux maitre il en dit quoi de la fin?
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C
le vieux maître n'a pas daigné lire la fin... Quel mépris!
K
allez la suite..............<br />
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K
c'est long............mais c'est bon(si je peus dire.......)trés bien ecrit!!! bravo.......
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