Sortir de l’enchaînement des causes et des effets, sortir de la toile où se maille chaque soupir. Oublier que j’ai une réunion ce soir où je devrai prendre la parole, oublier de me demander ce que je vais dire et comment je vais le dire. Oublier que je dois passer faire des courses entre la sortie du boulot et la réunion, que je dois penser à acheter des ampoules, sinon, je ne pourrai pas remettre un éclairage dans mon hall et demain, je chercherai encore mon chemin à tâton entre le porte manteau et l’armoire à chaussures. Oublier ce que le patron m’a dit ce matin, que je n’étais pas un élément des plus efficients dans son équipe. Il disait ça parce que j’avais critiqué son projet d’envoyer une publicité pour nos sanisettes canines aux municipalités des villes de moins de 10 000 habitants. Le coût des envois dépasserait les revenus que l’on peut escompter et il le sait bien. Ou alors il ne le sait pas, ce qui est plus grave. « Vous êtes un esprit rassis et toujours négatif, m’a-t-il dit. Vous êtes vieux dans votre tête, m’a-t-il dit.. Vous devriez songer à vous retirer des affaires. Quand on est aussi peu combatif, on est grillé d’avance. » Lui n’est pas vieux, il reprend l’affaire de son père, décédé d’un infarctus à l’âge de 53 ans. S’il savait ce que j’en ai à branler, de ses sanisettes pour chien ! Comment en suis-je arrivé là ? C’est la question que je me pose presque tous les soirs. Moi qui voulais être dresseur de chiens… Mais j’ai raté le diplôme et Géraldine était enceinte et quand j ‘ai vu l’annonce, je me suis dit : « Au moins, je reste dans les chiens, juste un temps, puis je repasserai le diplôme. » Je l’ai repassé d’ailleurs, ce diplôme, et toujours raté. Dix fois, je l’ai raté. Vous savez pourquoi ? Les chiens ne m’obéissaient pas. Non seulement ils ne m’obéissaient pas, mais ils retroussaient les babines avec une mimique méprisante. Vous savez pourquoi ? parce qu’ils sentaient que j’avais peur. Peur de rater le diplôme. Peur qu’ils ne m’obéissent pas. Depuis, je hais les chiens. Je m’en tuerais bien deux ou trois de temps en temps. Il me prend des envies de rôder la nuit et de devenir un serial killer de chiens. Ça pourrait être rigolo, remarquez… Ça pourrait mettre un peu de piment dans ma pauvre vie de placeur en sanisettes canines…