Au début, l’histoire était simple, et elle le serait toujours restée, sans doute, si le commissaire Dutunnel n’avait pas débarqué impromptu. Impromptu pour nous, pas pour lui qui, depuis des années, remplissait consciencieusement les formulaires de demande de mutation.
Nous lui connûmes rapidement, et sans grand effort de déduction, deux passions : la première était pour Baudelaire. Sur le quai où nous étions venu l’attendre, il s’arrêta soudain, leva sa valise contre son cœur et murmura d’un ton pénétré : « Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie… ». Je ne connaissais pas encore Baudelaire aussi bien que maintenant, et je crus qu’il exprimait là une pensée personnelle. Je jetai un coup d’œil à La Dérive, mais ce dernier n’avait pas suivi le mouvement, ou plutôt l’arrêt du mouvement, et marchait trois mètres devant. Je ne pus savoir que plus tard dans la soirée, ce qu’il pensait de Dutunnel, et il en pensait la même chose que moi : « ce type doit être un peu dérangé, faudra faire gaffe ».
Pour une âme fatiguée, le nouveau patron eut vite fait de s’installer. En deux jours et deux nuits, il avait compulsé les dossiers des dix dernières années, fait repeindre en jaune canari les murs crasseux des bureaux, et transformé complètement le système de classement du père Lardu, qui souffrait, il est vrai, d’un certain laisser-aller. Maintenant, on pouvait retrouver l’affaire des pieds de porc, par exemple, rien qu’en connaissant la couleur des yeux de la bouchère.
En même temps, il disait à Ninon de très belles choses sur sa chevelure, mais plutôt quand nous étions à l’écart, et d’ailleurs, ça ne nous plaisait pas tellement.
A nous, il nous lançait des « Et alors ? Et alors ? » auxquels nous ne savions que répondre. Maintenant, je saurais, et pour cause…
La deuxième passion de Dutunnel, faut-il vous le préciser, c’était la chevelure de Ninon. Plus j’y pense, plus je me dis qu’il attendait l’occasion de lui réciter « Parfum exotique » in situ, si je puis m’exprimer ainsi. Il m’arrive même de m’imaginer que la chevelure de Ninon l’avait davantage attiré dans notre petit port que le désir de contempler les voiles de navires en partance. Mais comment l’avait-il connue, cette chevelure, cela demeure pour moi un mystère aussi profond et épais que les boucles rousses de Ninon.
Toujours est-il qu’à partir de son arrivée, à ce Dutunnel, notre vie simple et languide connut son terme, et qu’il nous fallut dès lors arpenter la ville à la recherche d’improbables délinquants, tandis que lui restait avec Ninon, dans le commissariat fraîchement repeint en jaune canari, à lui dicter des lettres dont nous ignorâmes longtemps la teneur, et pour cause…
Au bout de trois semaines, Dutunnel reçut une longue lettre écrite entièrement en cyrillique. Elle était envoyée depuis l’ambassade de Norvège, en recommandé, avec accusé de réception. Bien sûr, il n’eut plus qu’une idée en tête : faire traduire la missive.
A son questionnement pressant, nous ne répondîmes d’abord que par des haussements d’épaules. Puis La Dérive me demanda si je ne me souvenais pas d’un vieux marin russe à la retraite, qui s’était installé dans une cambuse au dessus de chez Madame Magloire… Je répondis par une mimique d’impuissance, je ne voyais pas du tout de qui il voulait parler, et pour cause... Il insista : « Mais, si, rappelle toi, il s’appelle Boris ! Très serviable, ce type-là, pour peu que tu l’approvisionnes en carburant… ».
L’ennui, pour Dutunnel, c’est qu’il voulut vérifier la piste, qu’un quidam mal intentionné le prit en photo, une bouteille de vodka à la main, en train de converser gentiment dans son bordel avec la maquerelle la plus mal famée du port, et crut bon d’envoyer le cliché à la préfecture…
Maintenant qu’il est parti, ce bon vieux Dutunnel, notre vie reprend peu à peu le cours paresseux que nous lui aimions. Nous restons près de Ninon, nous répondons au téléphone, il ne se passe jamais rien. Nous sommes heureux, et pour cause…