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FRAISE ET CERISE

Blog de brèves nouvelles plutôt humoristiques fraîchement écrites par deux auteurs : Fraise et Cerise.

Richard va chez le docteur

Publié le 21 Juin 2007 par Fraise in nouvelles

« Bonjour monsieur. Asseyez-vous, je vous en prie. » dit une voix douce.

Après avoir serré la main du petit homme à lunettes en blouse blanche, Richard s’assoit lourdement sur la chaise de droite, en face du bureau du docteur. Il se sent mal à l’aise, trop à l’étroit sur cette chaise, mal installé avec ses longues jambes et son gros ventre. Il gratte son pouce gauche avec l’ongle du majeur.

« Nous ne nous connaissons pas , je crois. Vous n’êtes jamais venu à mon cabinet, je pense ? » Le docteur le regarde avec un léger sourire aux lèvres. Il a l’air heureux, ce type !

Richard se redresse et se gratte à la racine des cheveux au niveau du front :

« Tout à fait ; c’est exact. 

-Vous pouvez me préciser votre âge et si vous avez des antécédents médicaux particuliers, s’il vous plaît. », demande le petit homme.

Richard se racle la gorge et se redresse à nouveau, vieux reste d’éducation maternelle. Il fait tourner son alliance autour de son doigt.

« Richard Cipron, 44 ans. Euh…pas d’antécédent particulier. En fait, vous savez, je ne consulte jamais de médecin. Je ne suis jamais malade, tout simplement. C’est pas mon style ! »

Le petit homme a toujours le même sourire :

« A la bonne heure ! Alors ? Que puis-je pour vous ? 

-Heu..en fait, je me suis dit qu’il fallait peut-être que j’aille chez le médecin justement. Ce n’est peut-être pas tout à fait normal de ne pas y aller, quoi. Vous voyez ? A mon âge, ça serait sans doute mieux.  Je n’ai même pas de médecin référent ! »

Le petit monsieur a enlevé ses lunettes. Il les tient méticuleusement par les bouts des branches qu’il a rapprochés ; signe de concentration ? Richard, lui, gratte à nouveau la peau autour de son pouce gauche. Il voit les pieds du docteur sous le bureau.

« Oui, je comprends. C’est en effet plus raisonnable.

-Et puis, j’ai un peu maigri ces derniers temps. Mes potes me trouvent moins marrant que d’habitude. Une petite baisse de régime en quelque sorte, vous voyez ? Je ne dors pas très bien aussi.

-Oui d’accord. Vous faites un métier fatiguant physiquement ?

-Oh, m’en parlez pas !, dit Richard d’une voix de stentor, l’index dressé en direction du petit médecin. Etre patron de nos jours, c’est pas une sinécure, je vous le dis ! Je suis pdg des ascenseurs Altus. 70 personnes dépendent de moi. C’est dur ! Bon, j’assure, mais c’est dur. Enfin, mes employés savent qu’il faut bosser, se sortir les doigts du cul, rentrer du pognon et me foutre la paix. En contre partie, je paye bien, et ça roule ! » Richard fait un geste horizontal avec sa main droite comme pour signifier que tout fonctionne bien. Le docteur a rechaussé ses lunettes et écrit quelques mots.

« Oui, oui, je comprends.

-Enfin, les professions libérales, vous savez ce que c’est, docteur ?

-Oui, bien sûr, répond le docteur avec un léger tressautement du sourcil gauche qui dépasse alors des lunettes.

-On n’est pas comme tous ces crétins de fonctionnaires, nous ! »

Aucune réaction d’enthousiasme particulier chez le docteur. Richard se sent de nouveau mal sur sa chaise. Il se gratte le pouce. Une petite perle de sang se forme.

« Vous avez déjà eu des alertes cardiaques ? Des antécédents familiaux sur ce plan ?

-Non, non, rien du tout. Mon père est mort d’un cancer des poumons. Mais le cœur est solide chez les Cipron, rajoute Richard avec un large sourire, faisant mine de cogner sur son cœur. Le docteur suit son geste à travers ses petites lunettes et lit avec attention le monogramme DetG sur la chemise. Il n’avait jamais rien vu de tel auparavant. Il griffonne les lettres sur un post-it.

-Vous n’avez jamais fait de test d’efforts ?

-Bah, non.

-D’accord. Et vous fumez ?

 -Oui, oui. Richard baisse un peu la tête comme un enfant. Je suis un gros fumeur. Mais, là, il ne faut pas me demander d’arrêter : c’est pas possible.

-Vous connaissez les risques ? Le docteur a enlevé ses lunettes et regarde fixement Richard.

-Oui, bien sûr. Mais, bon, là, c’est pas possible. Moi j’aime les bonnes choses : la bouffe, la baise, l’alcool, le tabac…Richard sourit à cette belle énumération de bonheurs. Il regarde les lèvres du docteur : toujours ce même dessin de sourire. Il peut pourtant pas être heureux, ce type : il est tout petit et il a des chaussures monstrueuses ! On dirait celles que portaient mon père. Je suis sûr qu’il fume pas en plus !

-Vous me disiez que vous avez maigri ?

-En fait, c’est logique : je mange moins, j’ai moins faim.

-Et on vous dit que vous êtes triste ?

C’est qu’il m’écoute le petit !

-Oui, c’est mes potes qui disent ça, il faut rien exagérer non plus.

-Mais vous auriez des raisons d’être triste, d’avoir moins d’appétit ? Un problème personnel, intime ? Vous êtes marié ? Vous avez des enfants ?

Les joues de Richard rougissent un peu, suffisamment pour que le docteur griffonne quelques notes.

« Je croyais que j’étais marié mais là, c’est fini ! Ah, les bonnes femmes ! Je vous jure : on est mieux sans elles. Toutes ces greluches ! Pff… »

La plume du stylo s’emballe. Le docteur a de nouveau enlevé ses lunettes :

« Je dois comprendre que vous êtes divorcée ?

-Oh pas encore ! C’est pas si simple et puis si elle croit qu’elle va s’en sortir comme ça , elle se fourre bien le doigt dans l’œil !

-Oui, je vois. Le docteur semble un peu décontenancé. Il a remis ses lunettes et les pousse bien en haut de son nez avec son majeur boudiné. Vous êtes en instance de divorce ?

-Oui, tout à fait, docteur. Elle s’est barrée il y a trois mois. Elle m’a fait de ces trucs, vous pouvez même pas imaginer ! Tiens, elle m’a foutu plein de Mytosil sur ma Porsche, exprès, pour m’emmerder ! Ca m’a coûté une fortune en nettoyage. Je lui ai foutu une armada d’avocats au cul…elle a pas fini ! Richard est rouge maintenant. Il a pris son paquet de cigarettes dans la poche de son costume.

Le docteur tire sur le lobe de son oreille gauche et repousse à nouveau ses lunettes :

-Et vous avez commencé à maigrir à partir de quand ?

 -Il doit y avoir deux bons mois environ.

-Et vous ne pensez pas qu’il pourrait y avoir un lien entre votre séparation et votre « baisse de régime » ?

-Oh vous pensez ! J’en ai vu d’autres ! C’est pas ça qui va m’atteindre ! Je me demande bien pour qui elle se prend. Elle va voir ce que c’est que la vie sans moi. Parce que le week-end en Porsche à Deauville, fini. Et Richard fait semblant de fendre violemment l’air avec son bras droit. Les restaurants, les godasses à 3000 balles, fini ! Même geste accompagné d’un croisement de jambe.

-Votre femme ne travaillait pas ?

-Mais si. Enfin, elle bricole ! Elle est prof., prof de lettres. Vous voyez le genre ? Elle m’engueulait toujours parce que je lisais jamais, que je donnais pas le bon exemple à notre fils en restant tanné devant la télé. Oui, mais moi, je bosse. Et quand je rentre, faut pas me faire chier. Richard a le buste penché vers l’avant, comme pour se rapprocher du docteur, entrer en confidence, d’homme à homme. Le petit docteur enfonce encore ses lunettes. J’ai besoin de calme. Vous savez ce que c’est. Je prends une bière, je me pose devant la télé. Et là, c’est stop. Richard s’est enfoncé dans son siège. Le poids de son buste penché vers l’arrière imitant la pose du bon vivant en phase de sieste digestive. Il se redresse d’un coup : alors, vous comprenez, ses conneries d’aller au théâtre, et pourquoi on va pas à l’opéra ? et pourquoi on va pas tous ensemble au musée ? et pourquoi ?…Mais, quelle plaie ! Vous savez pas qu’une fois, elle a acheté un gros livre en double pour qu’on le lise ensemble tous les soirs, en parallèle, quoi, et pour qu’on en parle. Non mais franchement… Au tout début, quand je l’ai connue, elle me lisait des trucs, le soir. J’adorais, je m’endormais bien. Je trouvais ça cool…mais, bon, de là à se taper le bouquin ! Et pourquoi pas la conférence au sommet, après ? Genre, on invite les potes et on refait Pivot à la maison ? Et quoi encore ?

Le docteur avec un sourire un peu plus prononcé :

-Oh, c’est une bonne idée votre truc ! Ca pourrait être sympa. Il se parle à lui même et griffonne sur son post-it.

Richard, le regard inquiet :

-Bah, moi, je préfère le foot avec les potes et l’after avec les filles !

-Oui, oui, je comprends, bien sûr. Le médecin se gratte l’oreille. Bon, je vais tout de même prendre votre tension.

Richard déboutonne et replie la manche de sa chemise.

-C’est bien ce que je pensais : votre tension est élevée. Puis-je vous faire remarquer que vous êtes stressé et que votre divorce a évidemment des répercussions sur votre santé en dépit de vos dénégations ?

-De mes quoi ? Vous parlez comme ma femme ! C’est dingue ! Je comprends jamais rien quand elle me parle ! La dernière fois elle me disait que j’étais un hétéro-hyper-normatif-figé-dans-mes-préjugés-qui,-par-définition, -sont-des-pensées-mortes,-sclérosées-et-anonymes. J’ai appris par cœur la phrase pour la ressortir aux potes. Richard s’affale sur la chaise et dans un soupir : On ne peut pas vivre avec des gens comme ça , c’est pas possible. Et Richard suce le sang qui sort de sa plaie au pouce.

Le petit docteur a croisé ses pieds et enlevé ses lunettes :

-Oui, oui, je comprends. Je voulais juste dire que pour moi il y a un lien évident entre votre « baisse de régime » et votre situation privée et …

-Oui, oui, peut-être, grogne Richard, mais faut quand même rien exagérer.

-Evidemment, bien sûr. Mais est-ce que vous pensez que ça vous soulagerait de parler à quelqu’un de ce qui vous arrive ?

-Vous pensez à un psychiatre ? demande Richard les yeux tout ronds de surprise.

-Euh, oui, éventuellement, dit une voix faible.

-Vous rigolez ? Je ne suis pas fou, docteur !

-Non, non, bien sûr, monsieur Cipron. Ce n’était qu’une suggestion. Parler peut soulager et aider à…disons, évoluer, et…Le docteur fait des gestes hésitants d’arrière en avant avec ses deux mains.

-Mais ça c’est bon pour les gonzesses, docteur ! Moi, j’ai autre chose à foutre.

-Oui, je comprends bien. La voix du docteur est plus claire et assurée. Alors, en attendant je vais vous donner un anxiolytique à prendre tous les soirs. Ca va vous aider à dormir. Et on va surveiller votre tension.

Il y a subitement de la panique dans les yeux de Richard :

-Euh, mais c’est tout ?

-Pour le moment oui. Le docteur sourit. Mais, ne vous inquiétez pas, nous allons prendre un nouveau rendez-vous et nous allons vous suivre de près. Le docteur s’est levé, invitant Richard à en faire autant. Il le raccompagne vers la porte. Il pose sa main sur son épaule.

-Alors, je vais bientôt revenir ? demande Richard.

-Tout à fait. A très bientôt donc, monsieur Cipron.

Richard lui sert la main et se dirige vers la secrétaire. Cette main amicale sur son épaule, c’était bon.

 

 

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M
hé bien décidément, vos portraits (je peux appeler ça comme ça ?)sont vraiment très bien faits...Heu vous êtes réellement profs ?Y'a une ou 2 personne ici ?:0014:
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C
Salut M'ame Aga!Oui, bien sûr, tu peux appele ça comme ça :-)Si tu lis notre dernière nouvelle (images), tu verras que nous sommes réellement profs, oui!Et nous sommes deux: certains textes sont signés "fraise" et d'autres "cerise".
P
Bel avatar !A+ Pico.
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K
Ces putains de profs de lettres : elles font fuir tous les mecs avec leur littérature !J'espère que va pas falloir attendre 6 mois pour en avoir une autre !PS : je suis encore plus méchante qu'avant parce j'ai arrêté de fumer il y a six mois arrrrrgh !
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R
ça me rappelle un reportage de Groland, où un vieux qui a perdu sa femme la veille, se retrouve en une journée, sdf et meurt de froid sous un pont, tout ça parce qu'il est incapable de gérer sa vie en solitaire^^d'ici un mois, si vous faites le point, on reverra Richard tout maigre et sale, parce que sa boniche est plus là pour l'entretenir :D
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C
Ah une petite salade de fruits rouges piquants et acidulés  comme je les aime ! ça me manquait ...
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