Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
FRAISE ET CERISE

Blog de brèves nouvelles plutôt humoristiques fraîchement écrites par deux auteurs : Fraise et Cerise.

Des voix

Publié le 22 Décembre 2009 par Fraise in nouvelles


-Bonjour monsieur. Vous avez réservé ?

-Non, répond doucement Paul.

-Vous êtes seul ?

Paul approuve de la tête.

-Si vous voulez bien me suivre, monsieur.

-Je voudrai bien une place au fond, s’il vous plaît, ajoute Paul. Si c’est possible.

-Mais bien sûr, monsieur, on va vous trouver ça.

Paul suit le serveur dans son costume noir et blanc. Ils remontent la grande travée centrale de la brasserie éclairée par des appliques Art Nouveau. Paul s’attarde sur l’immense bouquet central composé d’orchidées blanches majestueuses.

-Ici vous conviendra, monsieur ?

Le serveur a déjà tiré la table pour que Paul puisse s’installer sur la banquette.

-C’est parfait, je vous remercie, dit Paul en souriant.

-Permettez que je vous débarrasse. Le serveur prend le manteau de Paul et le suspend au bout de la rangée sur un porte-manteau en cuivre.

-Vous désirez un apéritif, peut-être ?

Paul s’est assis et a posé des journaux et magazines sur la banquette. Il rajuste la table.

-Un verre de vin plutôt et même un Buzet, si vous avez ?

-Tout à fait, monsieur. Je vous apporte ça tout de suite.

Paul se carre sur la banquette en velours et relâche ses épaules qui lui semblent tout à coup descendre de plusieurs centimètres. Il se sent mieux. Il laisse aller son regard. En face de lui les tables sont individuelles et une immense fenêtre arrondie permet de voir passer les gens dehors. Il lit vaguement les titres de la première page du Monde qu’il n’a pas encore déplié. Il préfère finalement regarder les gens, les embrasser du regard sans les distinguer vraiment, savourer leur présence.

-Et voilà votre Buzet, monsieur. Je vous apporte la carte ?

-Merci. Je vais prendre le temps, je crois.

-Très bien, monsieur. Et le serveur pose une petite assiette avec des olives et des toasts sur la nappe damassée.

Paul boit une gorgée en fermant les yeux. Aucune musique, juste les bruits des êtres humains, des conversations, des rires, les cliquetis des couverts, des assiettes, les interpellations des clients, les paroles des serveurs, leurs frôlements.

C’est vrai que quand elle allait chez la voisine et qu’elle rentrait à des trois, quatre heures du matin, elle était heureuse. Vraiment. Tu ne t’en souviens pas bien toi, peut-être ? Tu étais moins à la maison que moi à l’époque. Mais moi si. Elle n’était plus du tout obsédée par sa minceur, elle riait même. Et quand elles se sont fâchées, elle a vraiment souffert. Elle ne mangeait plus, elle était triste. Comme une déception amoureuse, tu vois ?

-Oh, pardon, monsieur !

-Ce n’est rien, je vous en prie, dit Paul à la dame qui, en prenant place sur la banquette à sa droite a déplacé ses journaux.

Nous sommes assez improbables tous les deux finalement. Entre une homosexuelle refoulée et un…un quoi, d’ailleurs ?

-Vous prendrez un apéritif, mesdames ?

Oui, improbables… mais bien vivants !

-Oh une coupe de champagne pour chacune s’il vous plaît ! dit une voix joyeuse.

-Très bien, mesdames. Le serveur en profite pour demander à Paul s’il lui apporte la carte. Paul accepte d’un battement de paupières. Cette agressivité constante, c’était vraiment le plus dur, tu ne crois pas ? Moi j’y repense souvent. Les portes qui claquaient et cette façon insupportable que lui avait de se jeter sur les poignées. C’était monstrueux…c’était dur, tu sais ? Jamais un geste… jamais une caresse… Paul l’a serré dans ses bras à ce moment précis.

-Vous avez choisi, peut-être ?

Paul repose son regard sur le serveur :

-Euh, non, mais en fait je vais prendre une entrecôte, sauce béarnaise, si vous la faites encore.

-Mais bien-sûr. Et la cuisson ?

-Saignante.

-Très bien, monsieur. Merci.

Le serveur repart avec la carte. Paul suit sa silhouette à la Kiraz. Il voit un couple de personnes âgées se lever. L’homme aide son épouse à passer son manteau et lui prend le bras. Une dame rondelette a enlevé ses chaussures sous la table. Elle rit avec son commensal.

-Parfois, je me dis que je ne vais pas continuer à faire ça trente ans encore. Je n’y arriverai pas. Hier, je travaillais sur la métaphore avec les secondes et je leur donne un slogan publicitaire sur des collants. La formule c’était « l’écrin de beauté de vos jambes ». Pas un ne connaissait le mot « écrin » et il y en a plusieurs qui m’ont dit « ah madame, c’est pas le truc qu’ils ont les chevaux ? ».

Paul sourit.

-Oui, c’est sûr. Ils ont clairement un problème de vocabulaire. Mais bon, il faut faire avec. Ou on démissionne ou on persévère. Ou tu changes de slogan ! dit l’autre femme en souriant

 -Vas-y : donne m’en un !

-Euh, bah, je ne sais pas, celui sur la moutarde par exemple. Tu sais, le « Maille, orfèvre depuis 1700 je sais pas combien, vous présente son dernier bijou » Enfin, je maîtrise pas complètement le truc, là.

-Oui, je le connais, mais tu crois que « orfèvre » ça va mieux marcher que « écrin » ?

-Euh, c’est pas sûr ! Mais, au moins, ils auront appris deux mots nouveaux !

-En fait, le problème, c’est juste que les jeunes ne sont pas très bijoux sans doute !

-Bah voilà ! C’est juste ça le problème. Allez, on trinque ! A la culture, tiens !

-Très bonne idée : à la culture !

-Excusez-moi de vous déranger, dit Paul à ses voisines, mais j’ai entendu votre conversation sans le vouloir, évidemment. Et je voulais vous dire que vous faites un sacré boulot. Moi je vous tire mon chapeau. Et si vous le voulez, je trinque aussi avec vous à la culture !

-Ah, merci ! Ca fait très plaisir ! répond la femme à sa droite.

-Et comment ! rajoute son amie. Merci !

Le vin se diffuse agréablement dans la tête et le corps de Paul. Il revoit Marielle dans son cabinet, ses yeux verts, son regard pétillant et émouvant. Et les lapins, on pourrait peut-être leur trouver un nom ?  Oui, pourquoi pas ? Il sourit. Il regarde une dame qui boit son café. Elle a ouvert l’emballage de la barrette en chocolat Valrhona posée sur la soucoupe. Elle la mange sans la croquer et semble surprise par sa longueur manifestement sous-évaluée. Elle la pousse avec ses doigts aux ongles vernis. Elle semble gênée. Dehors, les gens marchent tête baissée. Ils ont l’air d’avoir froid. La dame rondelette cherche sa chaussure manquante avec son pied. Elle se lève et laisse quelques pièces sur la table. Elle passe devant Paul et lui sourit. –C’est fini, monsieur ? Un dessert, peut-être ?

-Oh, oui, votre crème brûlée à la bergamote, dit Paul les yeux gourmands.

Paul regarde des dessins de Sempé, des couvertures du New-Yorker, dans un de ses magazines. Un tout petit personnage sur un minuscule vélo passant au feu vert dans une immense artère vide bordée de buildings, une piscine privée dans une somptueuse propriété avec vue sur la mer. 

Les deux enseignantes s’esclaffent. T’as raison, il faudrait qu’on l’écrive !

Paul hèle le serveur :

-Avec une coupe de champagne, s’il vous plaît !

 

 

Commenter cet article
J
<br /> Ooooh le docteur croise des enseignantes imaginatives ? Quelle renconte délicieuse.<br /> En tout cas mes tous voeux de bonnes fêtes à vous.<br /> <br /> <br />
Répondre
F
<br /> Merci Janlui.<br /> A toi aussi, une très bonne année 2010!<br /> <br /> <br />