
Roulé dans tes senteurs, belle terre tourneuse,
Je suis enveloppé d’émigrants souvenirs Supervielle. C’est comme cela dans sa ville : les bus sont poétiques. Irène trouve ça très bien. Une affiche de cinéma est aussi collée sur la partie basse et non vitrée de l’autocar. Todd Haynes – Julian Moore – Dennis Quaid –Dennis Haysbert. Loin du paradis . « Un pur diamant » Les Inrockuptibles. « Bouleversant, un chef-d’oeuvre » Zurban. Irène est ravie parce qu’elle avait oublié que ce film était déjà sorti et elle veut absolument le voir. Tous ces plaisirs pendant la douche…mhum, la vie est parfois belle dès le matin tôt, se dit-elle.
Elle voit aussi une jeune dame avec son chien. C’est une voisine de quartier qu’elle croise régulièrement en train de promener son petit chien blanc, court sur pattes. Une bestiole très mignonne. L’exacte réplique du chien de la bouteille de Whisky Black&White. Un scottish, non ? De haut et de loin, elle l’observe attendre sous la pluie que la petite bête à poils ait fait ses besoins du matin dans un espace vert, derrière le feu. Elle en profite pour se griller une cigarette. Elle n’a pas jeté une parka sur son pyjama comme d’autres le font dans le quartier ; elle est vraiment habillée et maquillée. Peinte même. Malgré la distance qui les sépare Irène peut évaluer le masque de fond de teint qui recouvre sa peau peut-être comme un rempart contre les autres, la vie ; à voir…
Vers midi, Irène quitte son appartement pour aller travailler. Elle se retrouve au passage pour piétons du feu stratégique du boulevard avec la voisine au petit chien blanc. Irène lui dit bonjour. Elle lui répond avec un grand sourire. Effectivement, son maquillage est épais. « Je vous ai vue ce matin, depuis chez moi. J’habite tout en haut, là, derrière. Et je me suis dit que vous étiez courageuse. C’est vrai, dehors, à sept heures du matin, habillée pour sortir la petite bestiole…Bouhh…avec ce temps… »
La voisine sourit et lui répond : « Oh, oui, mais je n’ai pas d’enfant, alors… »
Irène ne peut s’empêcher de répondre dans un rire : « Oh bah moi, je n’ai pas d’enfant mais je n’ai pas de chien non plus ! » Et, en s’éloignant vers sa voiture : « Allez bonne journée ! » « Merci ! Vous aussi ! » Elles se croisent à nouveau au feu, l’une en voiture, l’autre à pied la laisse dans la main. Irène lui fait un petit salut de la main. La maîtresse y répond joyeusement.
Irène s’en veut un peu. Elle n’aurait sans doute pas dû répondre comme cela. Peut-être l’a-t-elle blessée. Tout à fait involontaire. Elle a exprimé sa liberté sans retenue et sans complexe. Cette liberté que « les gens » n’aiment pas beaucoup, qui excite souvent des réactions mesquines nourries de jalousies et de frustrations. Et elle en a essuyé des « Moi je dis toujours : ceux qui n’ont pas d’enfants n’ont pas de soucis. », « Tu ne peux pas comprendre, toi, tu n’as pas d’enfants », « Pour toi, c’est facile. T’as aucune emmerde. ». Irène roule avec sa liberté heureuse et bienveillante. Elle croise un autre bus : « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! » Ionesco. Pas mal, non ?