Agathe
observe la femme du dentiste : elle a comme lui une bonne cinquantaine d’années. Elle est blonde aux yeux noisette. Elle ne dit rien. Elle a un geste qu’elle répète régulièrement : elle
prend sa main gauche qu’elle pose dans la paume de sa main droite ouverte. Elle la regarde alors avec application. Les ongles d’abord : ils sont bien manucurés en beige. Les bagues
ensuite : l’alliance en diamants et l’émeraude et, dans le prolongement, le poignet, avec la montre Cartier. Tout est bien là. Elle vérifiera à nouveau plus tard. La mariée, splendide petite
poupée délicieuse, arrive gracieusement à leur table pour s’assurer que tout va bien. « Il y a un léger retard en cuisine mais ça va arriver. » dit-elle. « C’est parfait, ne
t’inquiète de rien, répond Antoine. On a déjà mangé tellement de choses succulentes tout à l’heure ! » Le dentiste reprend avec Antoine : « Oui, mais, tu vois, il y a un vrai
problème en France. On paye beaucoup trop d’impôts ». Agathe glisse juste : « Personnellement, ça ne me dérangerait pas d’en payer un peu plus. » Le dentiste la regarde à
nouveau légèrement surpris. Antoine dit à Agathe : « Oui, je crois que vous êtes assez mal rémunéré, il me semble. » « Oui, enfin, tout est relatif. Mais c’est vrai que, pour
les jeunes qui débutent, c’est quasiment un scandale. Enfin, pour ma part, je ne me plains pas et je pense que j’ai une chance, qui n’a sans doute pas de prix, c’est que je n’ai pas de
relation d’argent dans mon métier. Et je trouve que c’est un immense privilège… A mes yeux. » « Pourquoi ? Vous trouvez l’argent sale ? » rétorque le dentiste. « Ah,
non, pas du tout. Ce que je veux dire c’est que je suis vraiment heureuse de faire un métier entre guillemets intellectuel. C’est pour moi une grande source de plaisir. C’est
incontestable. » Le dentiste reprend : « Oui, mais pour revenir à ce qu’on disait tout à l’heure. Je pense qu’il y a vraiment un problème avec l’impôt en France. Le taux est
trop élevé. » Agathe se dit que si un de ses seins devait tomber maintenant, elle s’en moquerait. Elle en rit même intérieurement et répond : « Oui, mais, globalement, là,
autour de cette table nous avons tous, malgré cela, si tant est que cela soit un problème pour tous, et avec des niveaux de vie très différents, une vie plutôt douce, non ? Sur le plan
matériel, j’entends. Que faut-il de plus ? » Un blanc se fait. Un blanc comme un papillon de bristol. Même l’autre couple a suspendu son aparté. La femme du dentiste
écoute-t-elle ? Elle vient de vérifier à nouveau sa main et son poignet. A-t-elle toujours été aussi absente ? Elle ne laisse paraître ni désir ni impatience. Antoine dit :
« Oui je reconnais que ce n’est pas toujours facile quand j’ai des clients qui viennent me voir et qui me disent qu’ils ont des soucis parce qu’ils ne savent plus comment placer tout leur
argent… » Il rit et Agathe avec lui. Le dentiste reprend : « Oui, mais en France, il y a un problème particulier. Je dis qu’en France, on ne reconnaît pas assez les gens qui
donnent beaucoup aux impôts. » « Alors, là, c’est un autre débat, dit Agathe. C’est un problème de reconnaissance que vous soulevez et non plus un problème comptable de taux. »
« Vous désirez un peu de vin, madame ? demande un serveur. » « Non, merci. Vous êtes gentil. Mais je veux bien de l’eau, s’il vous plaît. » « Bien sûr, madame. Plate
ou gazeuse ? » « Gazeuse, s’il vous plaît. » Agathe a oublié son décolleté. Elle a entièrement lâché ses épaules au risque que le silicone couleur chair dépasse un peu. Elle
n’est pas de ceux qui peuvent tenir longtemps un rôle dans la comédie des apparences. Elle demande sur un ton léger au dentiste : « Et vous voudriez quoi comme forme de
reconnaissance ?… » Il ne répond rien. Une nuée de serveurs approche et dispose sur la première assiette de chacun une cassolette : un gratin de purée de pomme de terre à la
truffe. Antoine dit : « Goûtons, goûtons, goûtons ! Cela semble délicieux ! » Chacun obéit. Après une première bouchée, Agathe dit : « Humm, délicieusement
gratiné, vous ne trouvez pas ? »