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FRAISE ET CERISE

Blog de brèves nouvelles plutôt humoristiques fraîchement écrites par deux auteurs : Fraise et Cerise.

Confiance

Publié le 19 Juin 2009 par Fraise in nouvelles

E. monte les escaliers la tête baissée. Certaines marches en pierre sont fissurées ; une est même vacillante. L'escalier est ouvert et circulaire. E. voit ainsi passer sous elle le crâne d'un collègue professeur de philosophie. Elle juge inutile de le saluer : il ne peut la voir que par morceaux- si, encore, il lève la tête.

E. entre dans les w.-c. réservés à l'administration. Ce sont deux cabinets disposés en L. avec un petit lavabo. Elle a pris cette habitude par confort : là, il ne manque jamais ni de savon ni de papier-toilette. L'entretien est très régulier, l'odeur agréable. Un désodorisant est placé au sol et une serviette changée régulièrement est suspendue près du distributeur de savon liquide. Après être passée dans le w.-c. de gauche-son préféré- E. se lave les mains. Entre alors la secrétaire particulière du proviseur. C'est une grande femme aux cheveux courts. Elle ne porte pas de maquillage et a le sourire retenu. Elle vient uniquement pour se laver les mains puisqu'elle ne passe  dans aucun des deux w.-c., se dit E. « Bonjour madame B. Vous venez ici, alors ? » dit la secrétaire d'un ton courtois mais sérieux. E., tout en se séchant les mains à la soufflerie murale répond spontanément en souriant : « Oh, oui ! C'est tellement mieux chez vous ! En bas, chez nous, il fait un froid de canard, ça sent les égouts, le robinet est tellement puissant qu'il vous éclabousse d'eau gelée...Alors, avant de reprendre la route, je préfère passer par ici. Un peu de douceur dans ce monde de brutes, vous voyez ? » La secrétaire s'est, elle aussi, approchée de la soufflerie et tend ses mains humides aux ongles courts. Elle ne paraît pas très réceptive à l'enthousiasme de E. et semble réfléchir. « Oui, mais, le soir, quand je pars, bien après 18heures, moi, très souvent, il n'y a plus de papier. Et dans aucun des deux w.-c. ! 

-Ah bon, répond E. incrédule

-Eh oui ! Alors là, je pense que je vais demander l'installation d'un verrou pour que l'accès nous soit réservé à nous, les administratifs. »

E. lui répond immédiatement : « Oh, non ! Vous n'allez pas faire ça ! Vous me prêterez votre clé, alors ? » La secrétaire ne répond rien. Après un échange de politesses dû à l'exiguïté du lieu, les deux femmes se saluent.

E. a la bizarre impression d'avoir été, ou d'être encore, soupçonnée de voler régulièrement des rouleaux de papier-toilette. Elle s'imagine traversant les couloirs de l'administration et redescendant l'escalier en colimaçon, l'air détaché, un rouleau dans chaque main, ou encore, emportant son cartable au w.-c. et le bourrant de rouleaux nerveusement aplatis. Elle se dit que, bien sûr, elle a l'imagination trop fertile et que jamais la secrétaire n'a pu la suspecter. Elle se dit aussi que jamais les toilettes ne seront fermées. Depuis vingt ans le lycée fonctionne sans clé pour ces lieux, qu'ils soient dévolus aux professeurs ou aux administratifs. Certaines salles de classe n'ont plus de serrure depuis des mois. Il a fallu huit ans pour faire installer une imprimante pour cent trente professeurs...alors...

Une semaine plus tard, E. monte les escaliers, saisie d'une envie pressante d'uriner. L'abus de café et de coca light doit y être pour quelque chose, se dit-elle en saisissant la poignée de la porte d'entrée du lieu tant apprécié. Résistance. La porte est fermée à clé. E. lève la tête : un verrou est posé juste un peu au-dessus de ses yeux. E. ressent une réelle déception et une montée de colère. « C'est pas vrai ! Ils l'ont fait » dit-elle à voix haute devant la porte obstinément close. Un peu désorientée, elle marche dans le couloir et, à travers une porte ouverte, elle voit une secrétaire en train de boire un thé. Elle est assise à une table recouverte d'une toile cirée dans une petite pièce qui ressemble à une cuisine. E. l'interpelle : « Bonjour, excusez-moi. Il y a une clé maintenant pour les toilettes... » E. a bien conscience de la stupidité de ses propos mais l'espoir est encore en elle que peut-être ce lieu lui sera encore accessible. « Ah, oui. On a une clé. C'est terminé maintenant. Terminé. » E. s'éloigne en direction de l'escalier circulaire. Elle revoit la bouche de la secrétaire, les lèvres fines et droites ; une barre de métal. « Terminé ! »

E. est un peu ahurie. Elle descend les escaliers, reprend son cartable à la salle des professeurs et sort de l'établissement et se dirige vers sa voiture. Elle rit de ses questionnements intérieurs : le vol du papier-toilette avant 18heures 30 va-t-il cesser ? Si le voleur est parmi les administratifs osera-t-il continuer maintenant que le lieu est sécurisé ?

Le surlendemain, E. croise la secrétaire particulière du proviseur et la salue avec  un sourire naturel. Celle-ci claque son habituel « Bonjour madame B. » E. lui trouve l'air contrarié.

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